Introduire de nouvelles essences et provenances en réponse aux changements climatiques : audace ou inconscience ?
Position de la Société Royale Forestière de Belgique pour la forêt future
Non, les forestiers ne veulent pas transformer nos forêts en une plantation généralisée d’eucalyptus avec pour seule vision la production de bois ! Ce que nous voulons, c’est préserver au maximum la structure et les multiples fonctions de nos forêts et favoriser autant que possible la biodiversité associée. Selon la Société Royale Forestière de Belgique (SRFB), les introductions de nouvelles provenances/essences ne sont qu’une des solutions en ce sens, à combiner avec TOUTES les autres ; dans l’espace et le temps. Ces introductions doivent être faites de manière ponctuelle et ciblée, en tenant compte des risques associés, et faire l’objet d’un suivi rigoureux.
Introduction
Rares sont les massifs forestiers qui ne sont pas aujourd’hui impactés par les changements climatiques. Une large majorité de forestiers s’accorde à dire qu’il faut modifier nos pratiques. L’introduction de nouvelles essences/provenances adaptées à un climat plus chaud et plus sec est expérimentée dans le cadre de Trees for Future ou de projets similaires dans les pays voisins. Il s’agit bien d’UNE des stratégies proposées d’adaptation des forêts aux changements climatiques parmi d’autres, comme le recours accru à la régénération naturelle, la protection des sols, une sylviculture plus dynamique, la sylviculture mélangée à couvert continu, l’augmentation de la biodiversité… Toutes ces méthodes ont leur intérêt et la SRFB prône de les combiner plutôt que de les opposer.
L’introduction de nouvelles essences/provenances en forêt suscite toutefois de nombreux débats. Ceux-ci concernent principalement deux aspects :
- l’impact potentiel que ces nouvelles essences/provenances ont/auront sur la biodiversité et sur le fonctionnement de l’écosystème.
- leur place dans l’adaptation des forêts aux changements climatiques et aux crises sanitaires. Certains préconisent leur introduction car elles sont mieux adaptées aux conditions actuelles et futures, les autres affirment que l’adaptation de nos essences indigènes se fera naturellement.
Tant sur le premier que sur le second aspect, la SRFB nuance les choses car aucune piste d’adaptation n’est à écarter et aucune n’est à prôner comme solution unique.
Summary
Introduction d’essences et monoculture productiviste sont souvent associées à tort car les modèles sylvicoles ne sont pas uniquement liés aux essences mais aussi, voire surtout, aux objectifs poursuivis et à la surface considérée. Pour cette question, comme pour toute autre, il est nécessaire de sortir du piège de la pensée unique. Ainsi, la notion d’exotique ne doit-elle pas s’apprécier en termes de temporalité ? La notion d’indigénat ne doit-elle pas tendre vers une définition continentale ?
Nombreux sont les débats qui gravitent autour de l’introduction de nouvelles essences/provenances, notamment en termes d’impact sur l’environnement et la biodiversité. Si la prudence s’impose, n’ont-elles pas leur place dans l’adaptation des forêts aux changements climatiques et aux crises sanitaires ? Mais quelles stratégies adopter en matière d’introduction de nouvelles essences/provenances afin de minimiser les risques ? Ceux-ci ne doivent-ils pas se mesurer en fonction de la nature de l’essence introduite, du mode de sylviculture choisi et de l’écosystème d’accueil ?
Cet article se penche sur ces nombreuses interrogations.
Essences d’ici et d’ailleurs : une longue histoire
Dans l’inconscient collectif, la forêt inspire souvent une idée d’éternité et d’immuabilité. Pourtant, il n’en est rien : la forêt a toujours changé, ce n’est qu’une question de temporalité.
Sur une large échelle de temps, ces évolutions sont liées à des phénomènes naturels tels que la dérive des continents ou les glaciations qui ont modelé les forêts à l’échelle des temps géologiques. Ainsi, la position dominante du hêtre dans nos régions ne date que de 3000 à 4000 ans, bien peu de choses comparativement aux 400 millions d’années qui nous séparent de l’apparition des premiers arbres !
Sur une échelle plus « courte », une espèce animale très récente a particulièrement impacté son milieu, y compris les forêts : l’Homme, par le biais de ses multiples civilisations ! De surexploitations en reboisements, il a profondément modifié non seulement les surfaces, mais aussi les compositions des forêts.
L’histoire européenne, notamment, regorge d’exemples, heureux et malheureux, d’introduction d’espèces, notamment végétales, dans les forêts et ailleurs. Que seraient nos paysages et notre alimentation sans maïs, haricot, tomate, froment, platane, peuplier, pomme de terre… ? Toutes ces plantes ne sont pas originaires du continent européen mais contribuent pourtant largement à ses paysages et à son économie.
A contrario, les conséquences désastreuses de l’introduction de la renouée du Japon, de la berce du Caucase ou encore de la balsamine de l’Himalaya ne sont plus à prouver.
Dans nos forêts aussi de nombreuses essences sont le fruit d’introductions et, si un châtaignier, d’introduction ancienne, ne pose de souci à personne, le cerisier tardif peut poser d’importants problèmes de gestion.
Il nous paraît important ici de définir certains termes1.
- Indigène ou autochtone : qualifie un taxon, une population ou une communauté animale ou végétale reconnue originaire du territoire où il se trouve actuellement. (Remarque : la notion de territoire administratif (région, pays) n’est ici évidemment pas pertinente).
- Exotique ou allochtone : qualifie un taxon, une population ou une communauté animale ou végétale introduite volontairement ou involontairement en dehors de son aire de répartition naturelle.
- Naturalisée : qualifie une espèce allochtone installée dans une autre région que son aire d’origine, en étant capable de s’y reproduire durablement et de se propager spontanément, intégrant ainsi l’écosystème en place (ex. : le robinier, Robinia speudoacacia).
- Espèce envahissante : espèce prenant localement une place pouvant être jugée excessive au sein d’un écosystème, en relation avec un pouvoir dynamique localement supérieur aux autres (ex. : l’érable sycomore, en formant des faciès denses et purs, peut être considéré comme envahissant au sein d’une hêtraie à aspérule).
- Espèce invasive : espèce allochtone qui, du fait de l’absence de son cortège de régulateurs, présente des stratégies de reproduction particulièrement efficaces et forme localement des populations à caractère envahissant. Elle peut avoir des impacts importants sur les écosystèmes qu’elle colonise : substitution aux espèces autochtones qu’elle contribue à raréfier ou à faire disparaître, blocage par son couvert dynamique de certains écosystèmes (ex. : les renouées asiatiques, Reynoutria japonica et Reynoutria sachalinensis).
Ces définitions évoquent une situation relativement figée et rigide. Or, comme indiqué plus haut, l’aire de répartition d’une essence varie au cours du temps en fonction des variations du climat (par exemple, les aires de répartition naturelle des chênes verts et pubescents régressent actuellement dans le Sud de l’Europe tandis qu’elles s’étendent au nord). L’échelle de temps envisagée ne doit donc pas nous faire considérer l’état actuel des forêts comme définitif, d’autant plus dans le contexte que nous connaissons actuellement.
La faible diversité d’essences en europe
Les forêts européennes sont habitées par un faible nombre d’essences en comparaison au continent nord-américain ou asiatique par exemple. La relative pauvreté de nos peuplements s’explique notamment par les glaciations successives (la dernière s’achève il y a environ 12.000 ans) qui ont considérablement appauvri notre flore. En effet, sous l’effet des refroidissements et réchauffements du climat, les espèces ont migré respectivement vers le sud ou vers le nord. Toutefois, ces migrations naturelles se sont vues contrariées par la configuration des chaînes de montagnes (Pyrénées, Alpes) et de la mer Méditerranée qui étaient autant d’obstacles que nombre d’espèces n’ont pu franchir. C’est ainsi que l’Europe a perdu le Liquidambar, le tulipier, les sequoias et d’autres essences toujours présentes en Asie ou en Amérique du Nord (dont l’orientation nord-sud des chaînes montagneuses n’a pas entravé la migration des espèces).
Régression et disparition d’essences indigènes
Certaines essences, sans être nécessairement menacées d’extinction, voient leur gamme de stations favorables se réduire sous l’effet des changements climatiques. Ainsi, le hêtre, essence feuillue indigène dominante de nombreux habitats forestiers, ne trouve plus aujourd’hui dans les régions de basse altitude les conditions optimales à sa croissance et il dépérit dans les stations les plus sèches.
Hélas, il n’y a pas que les aléas climatiques qui peuvent malmener notre capital en diversité d’essences. Les maladies nouvelles, parfois importées, menacent également. Les plus jeunes forestiers ne connaissent plus l’orme. Cette essence, autrefois fort répandue en Europe, a été décimée par une maladie fongique, la graphiose, depuis les années 1970. L’espèce a, en effet, pratiquement disparu de nos forêts et on en a oublié l’usage en sylviculture. Espérons que les programmes de recherche en cours permettront aux forestiers de ne pas connaitre une histoire similaire avec notre frêne commun, exposé à la chalarose.
On assiste donc, sous l’effet combiné des crises climatique et sanitaire, à un appauvrissement progressif de la gamme des essences indigènes disponibles, à la simplification subséquente des écosystèmes et de leur fonctionnement et à la perte de la biodiversité associée.
Intérêts et risques d’introduction de nouvelles essences/provenances
Une liste de recommandations a été émise par un panel d’experts2 pour adapter la forêt aux changements climatiques et la rendre plus résiliente. On y retrouve notamment les points suivants :
- adapter strictement les essences à la station et la sylviculture à l’essence ;
- assurer une bonne structure des sols par des techniques d’exploitation adaptées ;
- maintenir des populations du gibier en équilibre avec la capacité d’accueil de la forêt ;
- diversifier les essences et maximiser la diversité génétique ;
- favoriser la migration assistée d’essences et de provenances méridionales.
L’introduction de nouvelles essences/provenances s’inscrit clairement dans les deux dernières recommandations. L’objectif ultime de toutes ces mesures est de maintenir des forêts saines et multifonctionnelles dans un contexte de changements climatiques, tant dans sa dimension de production que de régulation et de services culturels.
Ce type d’introduction doit tenir compte des risques d’impacts négatifs sur l’écosystème d’accueil. Ces impacts peuvent être d’ordre biologique (compétition et suppression d’espèces indigènes), structurel (ex : déstabilisation des berges par la renouée du Japon), économique (ex. : coût de la lutte contre le cerisier tardif dans les régénérations), paysager…
Une nouvelle essence qui se propagerait efficacement dans le paysage pourrait entraîner une perte de biodiversité liée à sa capacité à en éliminer d’autres et à son incapacité à héberger la faune et la flore locale. La perte de biodiversité pourrait s’accompagner de perturbations du fonctionnement de l’écosystème et aboutir à la perte de services écosystémiques associés.
Aussi, il est légitime et primordial de s’interroger sur le potentiel de nuisance d’une nouvelle essence avant de la déployer à large échelle. L’introduction d’une nouvelle essence, comme de n’importe quelle nouvelle espèce, doit donc faire l’objet d’une analyse de risque et d’une évaluation de la balance risque/bénéfice.
Quelle stratégie choisir ?
Deux visions font débat : le recours accru à la régénération naturelle pour favoriser certains phénomènes adaptatifs (mutations, sélection) ou l’introduction de nouvelles essences/provenances pour en favoriser d’autres (flux de gènes et hybridation principalement). Il existe des tenants exclusifs de la première solution et d’autres de la seconde. Selon la SRFB, le débat est ailleurs : il porte principalement sur la vitesse d’adaptation naturelle des forêts vis-à-vis de la rapidité des changements climatiques qui impactent ces mêmes forêts.
En réalité, rien n’empêche de combiner plusieurs approches et il nous semble déraisonnable de miser sur une seule, quelle qu’elle soit. Il parait sage de privilégier l’une et/ou l’autre approche en fonction du contexte et de régler le curseur en fonction des enjeux spécifiques liés aux peuplements à renouveler. En tout état de cause, quelles que soient la ou les options choisies par le gestionnaire, l’incertitude reste importante. C’est la diversité des scénarios choisis à l’échelle globale (régénération naturelle, plantation, type de mélange, choix des essences et provenances locales ou nouvelles) qui permettra de maximiser les chances de conserver une forêt résiliente.

Chêne chevelu dans une parcelle test de Trees for Future
Vers une définition continentale de l’indigénat ?
Les essences indigènes ont, par leur longue existence sur un territoire donné, tissé une multitude d’interactions avec la faune et la flore locales. Ce sont toutes ces interactions qui offrent à l’écosystème forestier toute sa complexité et qui donnent leur valeur biologique aux forêts anciennes sub-naturelles1. Une essence est dite indigène si elle est naturellement (sans intervention récente ou ancienne2, directe ou indirecte de l’homme) présente dans un territoire donné. La notion d’indigénat dépend donc de l’échelle géographique considérée. Une essence naturellement présente à Rochefort doit-elle être considérée comme indigène en Famenne, en Wallonie, en Belgique, en Europe occidentale ? La décision est relativement arbitraire mais peut potentiellement influencer grandement la politique forestière, particulièrement en termes législatifs. Ainsi, une essence considérée comme indigène en Flandre (ex. : le pin sylvestre3) et qui peut, par conséquent, faire l’objet de plantation sur tout ce territoire, y compris en Natura2000 et dans les forêts anciennes sub-naturelles, peut être considérée comme non-indigène en Wallonie, ou inversement. Dans le cas du pin sylvestre, par exemple, une définition nationale de l’indigénat changerait assurément la donne.
Considérant que les frontières administratives, nationales comme régionales, ne sont pas transposables aux espèces biologiques, y compris les arbres, et considérant les changements climatiques qui modifient progressivement les enveloppes climatiques des essences, ne serait-il pas plus pertinent de considérer l’indigénat au niveau continental ? En effet, au cours des périodes glaciaires et interglaciaires, il est vraisemblable que les essences aient été mises en contact les unes avec les autres. On peut donc considérer que les essences du Sud de l’Europe ont un historique d’interactions avec les espèces de la faune et de la flore locales.
Dans les politiques d’introduction d’essences nouvelles, une essence comme le chêne de Hongrie (Quercus frainetto) ne devrait-elle pas être considérée comme indigène en Europe et par conséquent ne pas être soumise aux mêmes restrictions qu’une essence d’origine asiatique (ex : frêne de Mandchourie) ou nord-Américaine (ex. : séquoia sempervirent) qui n’a pas d’historique d’interactions avec la faune et la flore locales et qui présente, a priori, un potentiel biologique plus faible et un risque invasif plus élevé ?
- Sub-naturel : qualifie une végétation qui offre des caractères certains de naturalité, masquant cependant, souvent incomplètement, les traces d’activités anthropiques anciennes (agropastorale, exploitation de matériaux, etc.). Source : Vocabulaire forestier. Écologie, gestion et conservation des espaces verts, Christian Gauberville, Yves Bastien – CNPF-IDF – 2011.
Lire à ce propos l’article de Thierry Kervyn, Marc Herman et Jean-Pierre Scohy « L’ancienneté des forêts de Wallonie. Un coup d’œil dans le rétro, pour mieux envisager la suite » publié dans Silva Belgica 2/2021. PDF disponible à la demande à silva.belgica@srfb-kbbm.be - Sans définition précise de temps : voir bas de page suivant.
- Le caractère indigène du pin sylvestre en Belgique est encore débattu actuellement. Il aurait été semé pour la première fois en Belgique en 1675, en Campine. Source : Fichier écologique des essences.
Vers une approche différenciée
Pour considérer l’introduction d’une nouvelle essence comme potentiellement problématique, il faut que sa dispersion soit difficilement contrôlable dans le milieu dans lequel on l’introduit ET que son arrivée dans l’écosystème en perturbe significativement le fonctionnement.
Les niveaux de risque, tant du point de vue d’une perturbation de l’écosystème que d’une dispersion excessive, dépendent notamment de l’origine de l’essence. En effet, une espèce introduite peut devenir invasive dans son nouvel environnement lorsque ce dernier est dépourvu des pathogènes et prédateurs qui la régulent dans son aire d’origine (Enemy release hypothesis3). Par conséquent, une essence originaire du Sud de l’Europe, ayant co-évolué avec les herbivores, les insectes, les bactéries et les champignons présents en Europe, aura une probabilité moindre de devenir problématique en étant introduite chez nous qu’une essence d’Asie orientale ou d’Amérique du Nord, car cette dernière arriverait dans un environnement dépourvu de son cortège d’organismes régulateurs. À l’inverse et pour les mêmes raisons, le potentiel biologique (capacité à héberger la biodiversité indigène) est plus élevé pour les essences européennes que pour les essences d’autres continents (par exemple : le chêne pubescent ou le chêne de Hongrie sont capables d’héberger davantage les espèces animales, fongiques et végétales associées à nos chênes indigènes que les chênes américains).
Considérant ce qui précède, on comprend que l’approche peut être différenciée en fonction de la nature de l’essence considérée, de l’écosystème dans lequel on l’introduit et de la manière dont on l’introduit (sur quelle surface, en mélange, en enrichissement de régénération naturelle, ou en monospécifique…).
La forêt belge et plus généralement d’Europe du Nord-Ouest, présente différents faciès et toutes les forêts ne concentrent pas les mêmes enjeux. Ainsi, on ne doit pas considérer de la même manière l’adaptation des forêts anciennes sub-naturelles, protégées ou non, et celle des forêts plus récentes plantées au 20e siècle en feuillus ou en résineux sur des terres agricoles ou des landes. Les premières présentent un intérêt patrimonial fort. Elles concentrent l’essentiel de la biodiversité typiquement forestière et leur adaptation devra préserver au maximum leur fonctionnement et leur structure. Les secondes sont des forêts plus « cultivées » dont les intérêts patrimoniaux et de biodiversité sont moindres. Leur adaptation visera à maintenir une production durable de bois, tout en augmentant la résilience des peuplements face aux aléas climatiques et sanitaires, en s’appuyant sur des techniques sylvicoles adéquates bénéfiques également aux autres fonctions de la gestion durable des forêts.

Rameau de Quercus frainetto (chêne de Hongrie)
Forêts anciennes sub-naturelles
Dans les forêts anciennes sub-naturelles, l’enjeu majeur est de maintenir l’intégrité de ces forêts, les espèces animales et végétales qu’elles abritent, leur structure, leur diversité génétique, leur fonctionnement et leur productivité. Dans un contexte de climat stable, la régénération naturelle des essences en place, pourvu qu’elles soient en station4, est souvent la meilleure solution pour satisfaire tous ces enjeux. Dans un contexte de climat changeant, en revanche, la régénération naturelle pourrait ne pas suffire pour assurer la résilience des peuplements sur le long terme.
Ainsi, pour le renouvellement des forêts anciennes sub-naturelles, on pourrait adopter une approche progressive en fonction d’un diagnostic préalable.
- Si les essences en place sont en station, que le pronostic pour leur avenir est bon (voir par exemple, les cartes de compatibilité climatique de Climessence), que les arbres adultes sont de bonne qualité et ne présentent pas de symptômes de dépérissement, alors la régénération naturelle seule reste une option tout à fait valable. On veillera toutefois à conduire cette régénération de manière à maintenir les essences les plus résistantes aux sécheresses (augmenter la proportion de chêne sessile dans les hêtraies par exemple) et les essences rares (alisier, merisier…).
- Si les essences en place se portent actuellement bien mais que le pronostic climatique à leur égard est incertain, l’introduction, par point d’appui par exemple (Klumps), d’individus de même espèce mais de provenance plus méridionale (ex. : chêne sessile du Sud de la France, hêtre commun d’Italie…) au sein de la régénération naturelle pourrait être envisagée pour renforcer les gènes du peuplement et augmenter ses capacités de sélection (naturelle et via le martelage) d’individus robustes et adaptés. C’est ce qu’on appelle la migration assistée de provenances.
- Dans les stations les plus contraignantes dans lesquelles les essences en place risquent d’être en grande difficulté (chênaie sessile sur sol filtrant, hêtraie de plaine, frênaie chalarosée…) et où des dépérissements sont déjà constatés, il conviendrait d’utiliser la régénération naturelle avec prudence, en favorisant les essences moins représentées mais mieux adaptées (exemple : le chêne sessile dans la frênaie) et de compléter celle-ci par des enrichissements d’essences potentiellement mieux adaptées aux nouvelles/futures conditions. Celles-ci pourraient être des essences indigènes peu fréquentes (tilleul à petites feuilles, érable plane, alisier…), des essences indigènes de provenances méridionales ou encore des essences nouvelles. Cependant, compte tenu de la grande valeur patrimoniale et environnementale des forêts anciennes sub-naturelles, l’introduction de provenances méridionales et de nouvelles essences induit de fortes réticences, qui se traduisent du point de vue législatif par certaines limitations.
Forêts sub-naturelles sur stations contraignantes
Dans le contexte des forêts sub-naturelles sur des stations contraignantes, les enrichissements pourraient s’envisager selon trois axes distincts.
- L’enrichissement par des essences indigènes ne pose pas de réel problème pour peu que l’on respecte l’adéquation essence/station.
- L’introduction de nouvelles provenances d’essences indigènes ou de nouvelles essences biologiquement similaires à nos indigènes ou ayant une limite nord d’aire de répartition naturelle proche (hêtre commun du Sud du Massif central, chêne pubescent, chêne chevelu, pins méditerranéens européens…) mérite également d’être envisagée, tout en pesant raisonnablement le pour et le contre. Par exemple, l’avantage des chênes blancs européens (chêne pubescent, chêne de Hongrie, chêne tauzin) est qu’ils peuvent se croiser avec les chênes blancs du nord (sessile et pédonculé). Considérer ce phénomène comme de la pollution génétique serait ignorer l’histoire récente des forêts européennes. En effet, toutes ces essences étaient, il y a environ 10.000 ans (un battement de cils à l’échelle de l’évolution biologique), concentrées et en contact dans de petits territoires du Sud de l’Europe (les fameux refuges glaciaires : péninsule ibérique, Italie et Balkans). L’hybridation des chênes du sud avec nos chênes locaux devrait plutôt être vue comme un avantage, puisqu’elle aurait le mérite de combiner les gènes de résistance à la sécheresse avec ceux de la résistance au froid. Par ailleurs, comme mentionné précédemment, les espèces de chênes européens ont co-évolué avec la faune et la flore du continent. Par conséquent, au sein du genre Quercus, le potentiel d’accueil de la biodiversité des chênes européens introduits est le plus proche de celui de nos chênes indigènes.
Il pourrait être également intéressant de diversifier les essences secondaires en gardant en point de mire le critère de proximité géographique afin de limiter les risques d’invasion et de maximiser le potentiel biologique. Ainsi, à côté des merisiers, alisiers et autres tilleuls à petites feuilles indigènes, pourraient être introduites des essences comme le noisetier de Byzance (Corylus colurna) ou le frêne à fleurs (Fraxinus ornus), par exemple.
Ces enrichissements se feraient en quantité et proportion modérées pour assurer un bon mélange entre essences indigènes belges et essences / provenances européennes.
La SRFB se positionne pour une diversification des forêts anciennes en vue de maintenir (ou restaurer) avant toute chose le bon fonctionnement de ces écosystèmes. - L’introduction d’essences exotiques asiatiques, nord-américaines ou d’ailleurs nous semble par contre prématurée dans le contexte de forêts anciennes. Des recherches approfondies sur leurs divers impacts potentiels sur l’écosystème et l’ampleur de ceux-ci doivent être menées avant d’opérer des introductions significatives de ces essences, d’autant que les deux autres options offrent déjà de nombreuses possibilités d’adaptation et de résilience.
Forêts récentes (enrésinées ou non)

Pins maritimes installés dans une parcelle test de Trees for Future
Dans les forêts récentes, majoritairement résineuses (et donc déjà largement dominées par des essences exotiques), et essentiellement monospécifiques, la diversité des essences est actuellement faible (épicéa, Douglas, mélèzes et pins principalement) et l’enjeu de production est prépondérant. La biodiversité abritée dans ces peuplements, outre quelques espèces inféodées aux vieux résineux (roitelet huppé, chouette de Tengmalm…) est principalement associée aux zones ouvertes que sont les coupes rases dans lesquelles les espèces des anciennes landes (callune, bruyère quaternée…) peuvent continuer à prospérer. Ici, l’enjeu majeur est de maintenir une production de bois de qualité, principalement pour la transformation locale, tout en s’efforçant d’augmenter la diversité et la résilience des peuplements. Cela passe par la diversification des essences. Outre la réduction observée de la prépondérance de l’épicéa dans nos massifs forestiers, notamment sur les stations qui ne lui conviennent plus, et son remplacement progressif par les autres essences résineuses usuelles (Douglas, mélèzes, pins), on observe aussi une tendance à diversifier les parcelles, notamment après coupe sanitaire (scolyte), et à y tester d’autres essences, des mélanges et des itinéraires innovants. Les parcelles mises à disposition de Trees for Future, sont d’ailleurs majoritairement des coupes sanitaires d’épicéas.
La SRFB propose de privilégier des expériences nouvelles dans les forêts récentes où l’écosystème a été appauvri par d’anciennes pratiques agricoles. Cela laisse plus de place à l’audace et à l’expérimentation et il nous semble que les restrictions en matière d’utilisation d’essences exotiques nouvelles devraient être moindres ici que dans les forêts anciennes sub-naturelles.
Ainsi, dans les forêts récentes, résineuses ou feuillues, le renouvellement des peuplements, et particulièrement lorsque la transformation (changement d’essence) fait suite à un problème sanitaire, devrait pouvoir s’appuyer sur toute la gamme des introductions, moyennant quelques précautions spécifiques :
- utiliser des provenances méridionales d’essences indigènes ou exotiques déjà présentes au Fichier écologique des essences (ex.: Douglas d’origine californienne5) ;
- utiliser des essences méridionales proches biologiquement d’essences indigènes (ex.: chêne de Hongrie vis-à-vis du chêne pédonculé) ou d’essences exotiques présentes au Fichier écologique des essences (ex. : sapins méditerranéens vis-à-vis du sapin pectiné et/ou du sapin de Vancouver) ;
- utiliser des essences nouvelles, notamment des essences résineuses d’origine américaine, nord-africaine ou asiatique, mais triées sur le volet et uniquement sur de petites surfaces. Ces plantations doivent se faire à titre expérimental et de manière très contrôlée (voir également ci-après).
- respecter toutes les législations en la matière, notamment en termes de surface d’installation comme le mentionne l’article 40 du code forestier6.
En termes de schéma d’implantation, on peut bien sûr procéder, comme dans les forêts anciennes sub-naturelles, par enrichissement ponctuel de la régénération naturelle. Toutefois, des plantations en plein de ces nouvelles essences, éventuellement en mélange avec d’autres aux traits fonctionnels complémentaires, constituent une bonne option (îlots d’avenir au sens de la mosaic forest).
Pour les essais d’essences nouvelles originaires d’autres continents, une évaluation approfondie (en amont des essais et pendant les essais) est requise avant tout déploiement à grande échelle. Dans le cadre de Trees for Future, sur base de la littérature disponible et de l’expérience accumulée dans les arboretums historiques, plusieurs essences potentiellement prometteuses au départ ont été écartées. Nous pouvons citer, par exemple, le frêne de Mandchourie, potentiellement envahissant et porteur sain de la chalarose, ou le cyprès de Lawson dont le caractère potentiellement envahissant a été mis en évidence récemment7.
Les essences sélectionnées qui auraient passé ces premières vérifications mais qui se révèleraient malgré tout invasives, au sein ou à partir de la parcelle test, doivent naturellement être abandonnées et la parcelle détruite.
L’importance en superficie de ces essais de nouvelles essences devrait s’amplifier dans les prochaines années. Ainsi, en France, où il existe une politique volontariste d’installation d’îlots d’avenir en forêt publique, l’objectif à 20 ans est d’atteindre une couverture forestière de ceux-ci égale à 0,5% de la superficie totale des forêts. En France, la superficie pour ces îlots est de l’ordre de deux hectares, elle est limitée à 0,5 hectare en Wallonie.
Conclusion
La migration assistée de provenances et d’essences d’origine méridionale et l’introduction d’essences originaires d’autres continents sont des stratégies d’adaptation des forêts aux changements climatiques parmi d’autres. Elles viennent en complément de méthodes comme le recours accru à la régénération naturelle, la sylviculture dynamique, le respect des sols ou la sylviculture mélangée à couvert continu…
Si on ne peut exclure raisonnablement tout risque d’invasion ou d’impact négatif sur le fonctionnement des écosystèmes liés à ces introductions, l’approche proposée par la SRFB dans cet article minimise autant que possible ces risques. Elle a le mérite de proposer une piste pour l’adaptation des forêts aux changements climatiques en vue de maintenir des écosystèmes en bon état de fonctionnement. En cette matière, il est, selon nous, plus risqué de continuer la gestion « comme d’habitude » plutôt que d’expérimenter l’enrichissement de la forêt avec de nouvelles essences et nouvelles méthodes.
La mission des forestiers d’aujourd’hui n’est plus de maintenir prioritairement l’intégrité des associations forestières typiques (la hêtraie à luzule par exemple) mais avant tout de maintenir la structure et le fonctionnement de nos forêts. En conséquence, elles pourront continuer d’exister et d’assurer l’essentiel de leurs fonctions sociales, environnementales et économiques.
À propos des introductions de nouvelles essences ou provenances, la SRFB considère trois catégories d’essences/provenances nouvelles avec chacune son niveau de risques associés et sa stratégie de déploiement.
- Provenances méridionales d’essences indigènes : risques négligeables (exemple : chêne sessile du Sud de la France). Elles devraient pouvoir être utilisées en enrichissement de plantations et de régénérations naturelles de provenances locales de même espèce dans toutes les situations, y compris en forêts anciennes sub-naturelles. Elles augmenteraient ainsi la diversité génétique globale du futur peuplement.
- Essences européennes d’origine méridionale : risque faible (exemple : chêne pubescent, pin maritime…). Ces essences sont biologiquement proches de nos essences indigènes (certaines peuvent même s’hybrider avec elles), leur potentiel biologique est similaire et le risque d’invasion très limité. L’introduction de ces essences en enrichissement est peu risquée et devrait être favorisée, y compris pour la diversification des forêts anciennes sub-naturelles si les essences indigènes en place sont en limite de station.
- Essences originaires d’autres continents : risque potentiel plus élevé (entre autres son caractère invasif) et potentiel biologique plus faible (pas d’historique de coexistence avec la faune et la flore indigènes). La SRFB recommande de ne pas introduire ces essences en forêt ancienne sub-naturelle et de les réserver à des reboisements de forêts récentes, idéalement en mélange. Pour les essences nouvelles non encore testées en milieu forestier en Belgique ou en régions voisines, les plantations sont à réaliser dans le cadre d’essais bien cadrés (par exemple Trees for Future). Les parcelles seront bien identifiées afin de surveiller leur comportement sur le long terme, avant un éventuel déploiement plus important et, le cas échéant, de pouvoir les détruire facilement.
En conclusion, ce sont bien le savoir-faire forestier et les connaissances scientifiques qui font toute la différence entre l’audace et l’inconscience lors de l’introduction de nouvelles essences ou provenances en réponse aux changements climatiques. Nous vivons une période de fortes incertitudes et il nous semble important d’ouvrir le champ des possibles, de savoir se remettre en question et prendre des risques mesurés. Dans cette optique, nous plaidons pour une combinaison des stratégies plutôt que leur opposition, pour la nuance plutôt que le dogmatisme. Les nouvelles essences/provenances ont leur place dans une approche globale de l’adaptation de nos forêts aux changements climatiques, pour peu qu’elles soient utilisées en toute conscience des risques et bénéfices potentiels.
Projet Klimaatbomen
Fin 2022, l’ANB (Agentschap voor Natuur en Bos), l’administration forestière flamande, a publié un appel à projet intitulé « Opmaak van een lijst en begeleidend document met aangepaste boomsoorten en herkomsten voor Vlaanderen in functie van klimaatsverandering ».
Celui-ci visait à mandater un ou plusieurs organismes pour réaliser une recherche à propos de l’adaptation des forêts flamandes aux changements climatiques et constituer une liste d’essences et de provenances (indigènes et exotiques) aptes à assurer la continuité du couvert forestier et de ses multiples fonctions.
La SRFB a répondu à cet appel avec l’équipe du professeur Bart Muys de la KULeuven et le Bosgroep Zuyd Nederland (Pas-Bas). C’est notre consortium qui a remporté le marché. L’approche originale que nous proposions a, en effet, retenu l’attention du jury.
L’approche développée par les partenaires est innovante dans le sens où elle se base sur la notion de traits fonctionnels (au sens de Christian Messier). La liste d’essences et provenances proposée reprendra des espèces présentant des traits fonctionnels qui sont aujourd’hui manquants ou qui vont potentiellement disparaitre dans certains écosystèmes forestiers car associés aujourd’hui à des essences sensibles aux changements climatiques. Au sein du projet, la KULeuven assurera la partie strictement scientifique, avec l’analyse des modèles climatiques et des bases de données de traits fonctionnels. Le Bosgroep consultera les experts hollandais et allemands tandis que la SRFB aura pour tâche de rassembler les expériences d’experts belges et français. Elle réalisera également à cette occasion une analyse approfondie des données accumulées dans son réseau d’arboreta de Trees for Future.
Ce projet a débuté en décembre 2022 pour une durée de 1 an. Nous vous le présenterons plus en détails dans un prochain numéro du Silva belgica.
Écrit par
- Nicolas Dassonville : Responsable de Trees for Future à la Société Royale Forestière de Belgique
- Pascaline Leruth : Chargée de communication & Forest Friends à la Société Royale Forestière de Belgique
Légende
- Définitions extraites de « Vocabulaire forestier. Écologie, gestion et conservation des espaces verts », Christian Gauberville, Yves Bastien – CNPF-IDF – 2011.
- Voir : « Le changement climatique et ses impacts sur les forêts wallonnes. Recommandations aux décideurs, propriétaires et gestionnaires ». Document téléchargeable sur http://biodiversite.wallonie.be/servlet/Repository/changements-climatiques-brochure-recommandations-2017.pdf?ID=38830
- Keane & Crawley. Exotic plant invasions and the enemy release hypothesis. Trends in Ecology and Evolution. 2002;17:164–170.
- Il n’est pas rare, par exemple, que le chêne pédonculé ait été favorisé à tort sur des stations où son alimentation en eau n’est pas satisfaisante, ce qui explique en partie, les dépérissements de chênes observés aujourd’hui.
- Les Douglas belges sont originaires de l’état de Washington.
- Art. 40 : « A l’exception des régénérations artificielles le long d’allées ou sur des surfaces inférieures à cinquante ares d’un seul tenant par tranche de cinq hectares de bois et forêts d’un même propriétaire, toute régénération artificielle au moyen d’essences qui ne sont pas en conditions optimales ou tolérées, selon le Fichier écologique des essences édité par le Gouvernement, est interdite, sauf dérogation arrêtée par le Gouvernement. »
- Fanal A., Mahy G., Monty A. & Fayolle A. (2021) Les conifères exotiques en forêt wallonne : état des lieux dans les arboretums forestiers. Forêt.Nature 161 : 41-48